Tintin dans l’Himalaya, c’est mon histoire, tellement atypique. Je la raconte ici, ce petit journal de bord dans lequel je reprends les événements importants de ma vie. Des choses qui ne s’écrivent pas dans un CV, mais qui témoignent d’expériences sur le plan personnel et professionnel.
Au travers de cette histoire, je suis heureux de réaliser que j’ai pu naviguer, à la voile et au moteur, pour travailler à une véritable mission de vie.
Puisse-t-elle inspirer, donner confiance à qui veut donner du sens à sa vie en travaillant pour notre planète et ses locataires. 🙂
Jeunesse
Comme tous petits garçons ou petites filles, j’avais des rêves d’enfant, et je me voyais dans le futur à réaliser ces rêves. Dans ma mémoire, le plus marquant est mon rêve de devenir garde forestier vivant dans une cabane en plein bois … au Canada.
Je n’ai pas à me plaindre de l’éducation que j’ai reçu, surtout que, plus tard, j’ai vu la misère du système éducatif ailleurs, loin de mon petit paradis belge. Néanmoins, je regrette que, dans le cadre scolaire belge, personne ne m’ai jamais demandé quel était mon rêve pour m’aider à le réaliser.
Je pouvais devenir ce que je voulais, sauf un chômeur. Je devais donc devenir quelqu’un qui travaille, et l’école devait m’y aider. Malheureusement, garde forestier au Canada ne figurait pas dans la liste des travaux possibles.
Mon rêve d’enfant était de devenir garde forestier au Canada
Cette envie de vivre en forêt se confirma durant mon adolescence, surtout les week-end, grâce à une troupe de scouts un peu marginale, dont le chef veillait à ce que les jeunes ne manquent pas de nature. C’est d’ailleurs grâce à lui que j’ai découvert l’univers de la montagne, lors des grands camps d’été passés dans les Alpes à faire de la rando et du rafting.
A l’école, alors que le cours de religion me semble de plus en plus désuet et déphasé par rapport à la vraie vie, c’est vers les maths et les sciences que se dirige mon intérêt. La nature me fascine de plus en plus, que ce soit sous tente dans les bois, ou au travers des équations d’Einstein.
Lire mon article à ce propos « Mon chemin initiatique« .
Mes études
Mes premières années après l’école ont été comme une crise d’adolescence arrivée très tardivement. Un peu de débauche, d’ivresse, gueule en terre, et hop, je m’en relève un peu plus mature, sur les bancs de l’université quelques années plus tard.
Je m’oriente vers les sciences naturelles, naturellement…
Je montre très vite un besoin de prendre les choses en mains, je deviens le représentant étudiant au conseil de la faculté des sciences. Mais surtout, c’est alors que se déclenche mon activisme pour l’environnement.
Avec quelques professeurs et collègues d’auditoire, nous sommes scandalisés par le développement de notre société moderne, si peu soucieuse de la planète. Dès lors, nous nous lançons dans la rédaction d’un petit journal de news satiriques (Telluris) pour dénoncer ce qui devrait choquer, mais qui choque de moins en moins.
Une des publications de Telluris
Telluris no 3
Je réalise alors qu’à la racine de tous les problèmes de la nature se trouve une seule espèce : l’Homo sapiens. Dès lors, ne serait-il pas une meilleure stratégie d’étudier les sciences sociales ?
In extremis, il m’est permis de faire un dernier virage pour emprunter les couloirs du département de géographie et de me spécialiser dans les questions de développement durable, tout nouveau concept en vogue à l’époque.
Cartes, indicateurs, articles scientifiques, j’en ai assez, il me faut du concret, et je pars donc à la recherche d’un travail à l’étranger, dans un pays dit « en voie de développement ».
Départ pour l’Inde
Grâce à la famille de Mr. Jean Drèze, c’est l’Inde qui me présente une opportunité de travailler sur un programme de développement avec Action Aid.
Je reçois mon diplôme de géographe et prend l’avion pour l’Inde le lendemain. J’arrive à Delhi. Je ne résiste pas à la proximité de l’Himalaya, mon premier voyage indien sera Gangotri pour faire le trek de « La bouche du Gange ».
Au départ, je n’aime pas l’Inde. La saleté, la pauvreté, les ruines du passé souffrant d’un développement sauvage, tout semble sortir d’un mauvais rêve, jusqu’à ce que je découvre mon lieu de travail et les gens qui y habitent : le Jharkhand, un état où vivent de nombreuses communautés tribales.
Sur papier, les villageois avec lesquels je travaille sont extrêmement pauvres, mais c’est une tout autre réalité qui se présente une fois sur place.
Je découvre plutôt la richesse de vivre dans un bel environnement (les jungles du Jharkhand ont inspiré Kipling pour son livre de la jungle), sous un climat plutôt agréable, en entretenant des relations sociales harmonieuses.
Le sous n’y est pas, certes, mais les villageois sont propriétaires de leurs terres (bien que le gouvernement tente d’usurper le droit des villageois en saisissant leurs terres au profit de grosses entreprises) et vivent d’agriculture et des produits de la forêt. La vie est donc rythmée par les cycles de la nature. Le travail des champs est quelque fois dur, mais un vrai repos s’offre à d’autres moments de l’année.
Le développement semble être une cause de la pauvreté, non un remède.
C’est alors que ma compréhension des phénomènes de développement est complètement bouleversée. Chez mes amis tribaux, le développement semble être une cause de la pauvreté et non un remède.
Avec l’explosion démographique et les développement économiques, l’Inde urbaine devient de plus en plus gourmande en espace et ressources naturelles. Cela se répercute directement et négativement sur les communautés tribales qui voient leurs forêts se dégrader, l’eau manquer, les sols s’éroder.
D’autre part, les forces du marché s’immiscent dans la vie villageoise, créant des besoins économiques nouveaux et artificiels. Cela incite à évaluer la valeur des gens en terme d’argent, et non plus pour les qualités humaines. Cela crée des frustrations, des conflits, cela introduit l’avidité et des pressions supplémentaires sur les forêts, cela défait l’harmonie sociale, et finit par dévaloriser l’identité et la culture tribale.
Je me sens extrêmement triste de ce constat, et je sens grandir en moi un rejet de la civilisation moderne et son développement insensé, cruel, injuste, et qui détruit devant mes yeux, une des dernières sociétés humaines qui pouvait vivre en harmonie avec la nature.
Mon travail avec les tribus du Jharkhand
Six mois plus tard, je rentre en Belgique, malade, déstabilisé. Je trouve du travail comme professeur de géographie dans le secondaire supérieur. Dans ce monde à si grande inertie, la présence des jeunes me fait du bien, je peux encore leur ouvrir les yeux, leur parler d’un monde meilleur, discuter de ce que nous pouvons faire pour changer le cours de choses. Avec des élèves, j’organise même un voyage en Inde pour revoir mes amis du Jharkhand. Ce voyage fut une révélation : « Je veux revenir travailler en Inde avec les communautés tribales, car c’est là que je me sens le plus utile ».
Je démissionne du Lycée Emile Jacqmain à Bruxelles, et je retourne en Inde en commençant par un trek dans l’Himalaya, comme la première fois. Je choisi le camp de base de l’Everest au Népal, ce qui me permet de découvrir la culture Bouddhiste de la communauté Sherpa, mais aussi, une autre facette de notre monde immonde : le tourisme en milieu « pauvre » avec son exploitation des locaux et son irrespect envers l’environnement.
Se poser les bonnes questions, et surtout se remettre en question régulièrement est essentiel pour aider les autres sans faire du simple « missionariat ».
Un expert en développement rural, professeur indien pensionné, me demande ce que je veux faire exactement pour les communautés tribales du Jharkhand, et en détail svp.
D’abord, je ne comprends pas toutes ces questions. Pourquoi devrais-je me justifier ?
Mais assez rapidement, je comprends que l’aide au développement ne s’improvise pas, c’est un vrai métier. Se poser les bonnes questions, et surtout se remettre en question régulièrement est essentiel pour aider les autres sans faire du simple « missionariat ».
J’avais commencé mon programme d’aide dans le domaine de l’éducation. Avec mon amie, qui m’accompagna pendant trois ans dans le Jharkhand, nous décidons de faire une étude de terrain pour comprendre les problèmes liés à l’éducation des enfants tribaux.
Parallèlement, je forme une équipe de terrain pour concevoir un programme avec les villageois. Le travail de recherche et de terrain nous permet de professionnaliser notre approche. J’y vois plus clair dans mes intentions. Et je peux enfin répondre aux questions du professeur indien qui deviendra notre mentor.
Grâce à cet exercice, je réalise que je suis en train d’écrire sur papier ce que j’appelle ma mission de vie, ma raison d’être dans ce monde plein de contradictions. Je prend pleine conscience que c’est mon amour pour la nature qui constitue la toile de fond de mon travail avec ces tribus, représentant à mes yeux, un véritable mode de vie durable, mais en voie de disparition.
Mon travail de terrain prend forme grâce aux femmes des villages qui sont les seules à se présenter à nos réunions, après que les hommes, ayant compris qu’il n’y avait pas de bénéfices financiers immédiats en notre compagnie, les ont désertés.
Trois ans plus tard, près de 450 femmes d’une bonne quinzaine de villages font partie d’un nouveau mouvement social. Elles sont organisées en 24 « Self-Help groups » articulés autour de leur fédération. Nous construisons un Centre pour la Prospérité et la Culture Tribale (CPCT), un ensemble d’infrastructures que nous utilisons pour mettre en place notre programme intitulé “Prospérité par la revitalisation des espaces naturels et la revalorisation de la culture tribale au sein de la tribu Munda”.
Malgré des ressources financières limitées, notre programme fonctionne bien. Les femmes font preuve d’une créativité étonnante. L’entraide entre villageois, typique de la culture tribale, doit prendre une nouvelle forme pour s’adapter à la taille du nouveau mouvement social. Un système d’échange non-monétaire se met en place au sein de la fédération, et les femmes forment leur propre coopérative pour la vente des produits forestiers.
Cerise sur le gâteau, la fédération légifère en matière environnementale. Tous villageois mettant le feu à la forêt se verra imposer une amende. J’adore !!!
Cadre institutionnel
L’ASBL Telluris modifie ses statuts pour se consacrer à l’aide au développement.
En Inde, l’organisation locale s’appelle Telluris India dans un premier temps, puis, nous enregistrons une société à vocation sociale non-gouvernementale que nous appelons SWAPAN.
Quelques documents de Telluris et SWAPAN
Couverture




Lire …
- Projet Telluris 2008 (Fr)
- SWAPAN 2011 (En)
- SWAPAN healthcare (En)
- SWAPAN projet malaria (Fr)
Entre temps, mon amie, plus jeune que moi, se lance dans des études d’anthropologie. J’y vois une opportunité pour rester en phase avec ce qui se fait dans les milieux universitaires, et je refais moi-même un passage à temps partiel dans les couloirs et auditoires de l’UCL et de l’ULB, en vue de faire une thèse en anthropologie sur un sujet relatif à mon travail de terrain avec la tribu Mundas. Malheureusement, les difficultés liées à mon travail en Inde m’empêche de faire ma thèse de si loin, je dois me consacrer tout entier à mon travail avec Telluris et SWAPAN.
Je suis espionné par les services secrets indiens, quelque fois menacé, mon travail devient dangereux.
Difficultés ? Elles sont nombreuses. La région où je travaille est aussi un des lieux où se réfugie une rébellion dite « maoïste ». Les escarmouches entre les rebelles et les forces spéciales de la police sont nombreuses. La région est également tapissée de missions chrétiennes implantées dans la jungle. Les tensions interreligieuses créent des divisions au sein même des communautés tribales.
En tant que blanc, je suis associé à un missionnaire moderne soutenant les rebelles maoïstes. De plus, en aidant la fédération des femmes à court-circuiter les structures d’échange dominées par le système des castes, je me mets en porte-à-faux avec les businessmen locaux.
Je suis aussi espionné par les services secrets indiens, quelque fois menacé, mon travail devient dangereux.
Par ailleurs, SWAPAN, bien que soutenue par un nombre grandissant de personnalités locales, a du mal à poursuivre ses activités par manque de finances. La coopérative, gonflée par ses premiers succès, s’effondre suite à la dévalorisation soudaine de certaines matières premières.
Une famille
Avec Janisha
Mon amie décide de continuer ses études d’anthropologie à Londres. Séparation.
Quelques temps plus tard, je rencontre Hema, fille d’un village himalayen, on se marie, … à l’indienne. Janisha naîtra un an plus tard dans une petite ville du Jharkhand. Cette nouvelle situation familiale m’incite à revoir mes plans. Père de famille, je dois maintenant assumer financièrement. Mon seul travail avec SWAPAN ne me le permettra pas, je le sais.
Nous voyageons dans la région d’origine d’Hema, dans l’Himalaya, en recherche d’une opportunité.
Nous décidons de démarrer des affaires dans le secteur du tourisme dans l’Himalaya. Nous planifions de rester dans l’Himalaya durant la saison du tourisme, et de travailler pour l’ONG, dans le Jharkhand, le reste de l’année. Mais cela ne se passe pas comme ça.
Des fonds pour SWAPAN, qui avaient été promis par un politicien, n’arriveront jamais. C’est le coup final apporté à notre organisation, nous devons fermer. Un goût amer dans la bouche. Une page se tourne.
Débuts dans l’Himalaya
Est-ce un rêve qui se réalise ? Je me retrouve à vadrouiller dans l’Himalaya à la recherche d’un endroit pour m’installer. J’apprends qu’un parc national, le Great Himalayan National Park (GHNP), fut fondé récemment, et que sa protection est mise à mal à la suite d’un conflit avec la communauté locale. Curieux, je vais voir sur place, et très vite, je me rends compte qu’avec mon expérience dans le Jharkhand, je pourrais certainement y faire quelque chose. Bien sûr, ma première motivation est d’aider au succès de la protection de cet immense territoire himalayen, 1000 km² de riches écosystèmes de montagne.
Dans un petit village situé juste devant le parc, nous trouvons un terrain que nous achetons, et avec un peu d’argent familial, j’y construit une belle maison en pierre avec l’aide de mes nouveaux voisins. Pendant ce temps, mon travail de terrain recommence.
Le modèle d’entreprise que je vais construire devra permettre à mes collaborateurs locaux de « grandir » avec moi
Mon idée de départ est de continuer à travailler pour l’environnement avec la communauté locale, mais cette fois-ci, plus question de le faire dans un « mode ONG », tellement instable sur le plan financier. Plutôt, je veux monter une entreprise, et le faire de façon à ce que je puisse produire un surplus qui me permettra de travailler à « ma mission » de façon indépendante. Et bien sûr, le modèle d’entreprise que je vais construire devra permettre à mes collaborateurs locaux de « grandir » avec moi. Cette idée m’aide à accepter la transition d’un travailleur social à un entrepreneur.
La situation dans la région est aussi compliquée, mais différente de celle du Jharkhand. Depuis toujours, les villageois locaux vivent d’une agriculture de subsistance, et ils dépendent aussi d’autres ressources naturelles telles que le bois, les pâturages, etc.
Lorsque le parc national est officiellement déclaré, certains villageois sont déplacés, et tous perdent leurs droit d’accès aux espaces protégés. Les conséquences pour les villageois sont directes et … très fâcheuses. Pour la plupart, la création du parc se traduit par une perte substantielle de leurs moyens de subsistance.
L’équilibre fragile entre la communauté locale et l’environnement naturel est rompu par la volonté du gouvernement de protéger la région. L’administration du parc n’a pas vu venir ce qui était prévisible.
Le premier directeur du parc, qui plus tard deviendra un ami, réagit en créant une aile sociale à son administration sous la forme d’une ONG dont je ne dévoilerais le nom. L’ONG a pour mission de compenser les pertes économiques des villageois en les convertissant au tourisme, pour les hommes, et à la confection de produits locaux, pour les femmes. Cette initiative attire des personnes, mais pas toujours les bonnes. Tant que le directeur du parc est là, les choses se passent plus ou moins bien. Le parc commence à attirer des visiteurs et les hommes servent de personnel pour l’organisation des treks. D’autre part, les femmes sont organisées et bénéficient d’un encadrement qui leur permet de réaliser des produits qui sont achetés par l’administration du parc. La réalité du parc national semble peu à peu être acceptée par les locaux.
Néanmoins, tout semble virer de bord lors du départ du premier directeur en 2008. Le transfert du personnel d’un poste à l’autre, le va-et-vient des responsables du département des forêts d’une région à une autre, est une véritable tragédie pour le travail avec les villageois sur le terrain. Le personnel, arrivant dans une nouvelle zone, doit à chaque fois tout réapprendre des réalités locales, entendez les gens locaux. Cela a deux conséquences regrettables : l’administration a du mal à créer un climat de confiance avec les villageois, et les locaux les plus malins, par des jeux politiques souvent de bas niveau, en profitent pour protéger leurs privilèges.
C’est ce qui se passe aux abords du GHNP en 2008. Les gens, qui s’étaient vu confier des missions, et qui avaient reçu la confiance du premier directeur s’avèrent finalement être des escrocs, ou au moins, de sacrés opportunistes. De l’argent est volé à l’organisation des femmes. Le scandale qui suit déstabilise l’ONG. Une nouvelle ONG est reconstruite de justesse sur les cendres de la première, mais le mal est fait, comme je pourrais le constater un peu plus tard.
Quand j’arrive sur les lieux en 2011, avant même de débuter les travaux de la maison, j’essaie de rencontrer un maximum de personnes. Je fais assez vite le tour des personnages clés, les « big men », comme on dirait en sociologie, et je rencontre également beaucoup de préjugés, d’hypocrisie et de conflits d’intérêt.
Pour le reste, je jouis de la simplicité et l’honnêteté des villageois pendant les deux années qu’il faudra pour construire la maison.
Je me mets également en rapport avec une organisation appelée « Les amis du GHNP » dont fait partie le premier directeur du parc, et qui décide de vouloir travailler avec moi. Avec leur soutien, j’entreprends une étude de terrain plus approfondie dans le but d’obtenir une réelle compréhension de la situation en village après les mésaventures de l’ONG.
Je suis dans l’obligation de présenter un rapport très négatif. La plupart des femmes, extrêmement déçues, ne sont plus avec l’ONG, seuls quelques groupes sont maintenus en activité pour conserver une vitrine à montrer lorsque c’est nécessaire. Tout s’avère être du pipeau, de la vraie tricherie.
En ce qui concerne les hommes et le tourisme, la situation n’est pas meilleure. J’organise un trek dans le parc pour des amis belges en utilisant les services de l’ONG. Le trek se passe bien. Cela me permet de comprendre l’organisation du trek et de discuter avec l’équipe, tous des villageois locaux (heureusement).
Je comprend que le personnel est payé au jour de travail, et que … c’est à peu près tout. Derrière l’organisation, et donc derrière l’ONG, se cache en fait une agence de trek privée qui fait son business de façon très classique, dans la lignée néolibérale.
Alors qu’il était du devoir de l’ONG de créer un modèle de tourisme qui porterait les locaux en avant de la scène, et qui leur permettrait d’être les premiers bénéficiaires, elle se laisse emporter sans grande résistance au forces du marché.
Himalayan Ecotourism
Ce constat de la situation définit assez bien le contexte socioéconomique dans lequel je vais devoir travailler.
Comment vais-je procéder ? Trek avec les hommes, produits locaux avec les femmes ou quelque chose d’autre ? Je dois choisir mon business. J’ai plus d’expérience et plus d’intérêt à travailler avec les femmes, connaissant leur penchant naturel pour la préservation des ressources, mais, je dois rapidement faire de mon entreprise une entreprise viable économiquement. Le tourisme me semble plus approprié car plus facile. Je me dis que je commencerai le travail avec les femmes un peu plus tard.
Je recontacte les villageois qui étaient sur le trek avec mes amis, et nous organisons plusieurs réunions. Je leur demande de venir avec d’autres locaux qui travaillent aussi pour les treks dans le parc. Je me retrouve enfin à faire ce que j’aime : du coaching social, en Hindi. Cela porte ses fruits en seulement quelques semaines.
Quelque part en décembre 2013, une bonne trentaine de villageois volontaires décident de fonder leur propre coopérative. Cela fait tout de suite beaucoup de bruit dans la région, et surtout, cela ne plait pas à l’agence de trek qui était en position de quasi-monopole et qui voit le vent tourner.
Première réaction de gestionnaires de l’agence de trek : ils menacent tous les locaux qui travaillent avec eux en leur faisant savoir que ceux qui rejoignent la coopérative, ne recevront plus de travail de leur part.
Malgré ça, 65 villageois deviennent membres de la future coopérative.
Pour moi, c’est une très bonne nouvelle, mais les gérants de l’agence, mécontents, mettent leurs menaces à exécution. Les 65 membres se retrouvent dès lors sans travail, et tout le monde se tourne vers moi.
Mon plan était tout autre. Je voulais faire de la coopérative l’organisation indépendante et incontournable pour tous les treks dans le parc national. L’agence aurait donc dû continuer à donner du travail aux membres de la coopérative, mais aux conditions de la coopérative.
Je tente de rassurer. Je promets au dirigeants de la coopérative de travailler sur du marketing pour leurs assurer des clients. Je dois trouver un nom pour l’entreprise. Avec un ami indien, on se décide sur Himalayan Ecotourism. Et par la même occasion, je deviens « Tintin in the Himalaya » ou « Tintin dans l’Himalaya ».
C’est alors que des mécanismes obscurs se mettent en place dans le but de nous décourager. Silencieusement mais efficacement, l’administration du parc, qui devait se réjouir de voir les locaux prendre leur destin en main, se positionne à l’encontre de la coopérative. Je ne comprends pas, car au départ, le directeur actuel du parc se montre favorable.
La situation me rappelle les républiques bananières d’Amérique du sud, où les grosses entreprises foulent aux pieds les droits des peuples avec le soutien des gouvernements locaux.
L’agence de trek, réalisant que nous ne reculons pas, semble réagir dans un climat de peur. Nous avons droit à toute une série d’attaques vicieuses, de bas registre. Dans leur combat contre la coopérative, ils semblent aussi s’associer avec le directeur du parc du moment. Les acteurs les plus puissants du secteur privé font alliance avec une administration corrompue pour tenter de déstabiliser un mouvement social qui s’inscrit pourtant dans la logique espérée par les fondateurs du parc.
La situation me rappelle les républiques bananières d’Amérique du sud, où les grosses entreprises foulent aux pieds les droits des peuples avec le soutien des gouvernements locaux. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que les efforts pour la protection du parc aient du mal à aboutir.
« Les amis du GHNP », voyant le bien fondé de nos efforts, se mettent de notre côté, et dans un premier temps, ils nous aident à fournir de la clientèle à la coopérative. Heureusement, car je dois tout apprendre du marketing et de la gestion d’entreprise sur le champ : site web, médias sociaux, CRM, comptabilité, etc.
Grâce aux amis du parc, la première année se passe relativement bien. Par contre, dès la deuxième année, « Les amis du GHNP » décident de ne plus nous soutenir ouvertement pour éviter d’être accusés de partialité. Nous sommes donc livrés à nous même.
Economiquement, les membres de la coopérative en souffriront, pendant un moment du moins. Puis, grâce à notre persévérance, nous commençons à être reconnu comme un opérateur de trek et d’écotourisme de qualité. Notre visibilité grandit, le Lonely Planet et d’autres nous renseignent comme premier opérateur de trek pour le GHNP, le business tourne très bien, le sourire revient sur le visage des membres de la coopérative.
Chez Himalayan Ecotourism, tous nos membres locaux sont actionnaires, et donc propriétaires de la société.
Une raison importante de ce succès est liée au modèle d’entreprise sociale que nous avons réussi à mettre en place. En Inde, comme dans beaucoup de pays « en développement », la main d’œuvre est très bon marché et travaille dans de mauvaises conditions. Du coup, les services offerts dans le tourisme sont vraiment à bas prix.
Chez Himalayan Ecotourism, tous nos membres locaux sont actionnaires, et donc propriétaires de la société. De plus, comme toutes les questions liées au business sont décidées conjointement, ils sont évidemment satisfaits de leurs conditions de travail. Ajoutons à cela, la totale transparence des finances, les projets sociaux et environnementaux auxquels tout le monde participe et la fierté d’avoir réussi malgré tous les obstacles, et nous avons tous les ingrédients pour réaliser une entreprise sociale couronnée de succès.
C’est d’ailleurs ce qui nous arrive. Nous gagnons des prix de tourisme durable et responsable, en Inde et même sur la scène internationale.
Nos clients ressentent bien cette bonne énergie qui émane de notre groupe lorsqu’ils voyagent ou font du trek avec nous. Nombre d’entre eux témoignent de la qualité de leur expérience, surtout sur le plan humain.
Avec l’entreprise qui tourne mieux, je peux enfin consacrer plus de temps et d’argent pour l’environnement. J’essaie de travailler sur ce front avec les femmes, comme je le faisais dans le Jharkhand. Pas simple. Traditionnellement dans la région, les femmes ont un statut qui ne leur permettent pas facilement de s’émanciper de leur condition de femme au foyer, ou plutôt, de leur condition de femme qui fait le travail le plus dur, à la maison, dans les champs, et jusque dans la forêt.
Technologies vertes
En m’intéressant à ce qui se passe dans les maisons, je remarque qu’il y a un gros problème avec la production d’énergie. Le bois est la source d’énergie pour chauffer, cuisiner et nettoyer. Tant mieux, le bois est une ressource renouvelable, pourvu que son exploitation reste dans le domaine du durable. Ce n’est malheureusement pas le cas dans de nombreuses régions de l’Himalaya.
Beaucoup de tâches ménagères sont encore réalisées sur le feu dit « de trois-pierres » à l’extérieur. Dans le meilleur des cas, des poêles à bois très rudimentaires sont utilisés pour chauffer. Ces techniques très gourmandes en bois, associées à une démographie galopante donnent lieu à une surexploitation des forêts et à une intense déforestation. De plus, ce sont les femmes qui sont au dur labeur de récolter le bois, et elles sont les premières victimes de la pollution intérieure générée par ces appareils.
Avec mes stagiaires, je me lance dans le développement de poêles à bois plus performants, et même un cuiseur solaire. Après trois ans de recherche, nous lançons Symbioz pour institutionnaliser nos efforts en la matière, et nous mettons quelques prototypes sur le marché local. Le succès est au rendez-vous, mais très vite, nous nous rendons compte qu’il faut continuer la recherche pour rendre les poêles plus faciles à utiliser.
Fatigués de travailler dans de mauvaises conditions dans un atelier local, nous déposons un brevet pour le prototype le plus prometteur, et nous faisons appel à un institut de technologie indien (IIT) pour nous aider au développement. Pas de chance, ils utilisent notre design pour publier des articles et s’applaudir entre eux. Mettre une nouvelle technologie à la disposition des villageois n’est pas leur priorité.
Déception et découragement. Je met le projet en attente d’une opportunité.
Feux de forêts
Un autre problème attire mon attention depuis mon début dans l’Himalaya : les feux de forêts.
Ma maison est située sur une crête de montagne à 2000 m. De mon nid d’aigle, je peux voir des dizaines de kilomètres carré. En dehors de la mousson, des feux de forêt sont visibles presque quotidiennement.
Pour comprendre, je mets des stagiaires sur des travaux de recherche en villages. Les conclusions sont sans équivoque : les feux sont intentionnels, ils sont une très mauvaise pratique de gestion des resources naturelles. Je me dis que si ce sont les villageois qui boutent le feu à leurs forêts, c’est qu’il y a probablement quelque chose à y faire.
Les efforts sont payants. Dès la fin de la mousson 2018, alors que les feux devaient recommencer, plus rien ne semble brûler.
En 2018, avec l’aide d’une équipe de stagiaires, nous lançons une campagne de mobilisation massive. Panneaux routiers, posters, réunions en village, campagnes dans les écoles, médias sociaux, T-shirts, tous les moyens de sensibilisation sont utilisés.
Les efforts sont payants. Dès la fin de la mousson 2018, alors que les feux devaient recommencer, plus rien ne semble brûler. Les mois passent, chaque matin, je regarde anxieusement par la fenêtre pour repérer un éventuel feu de forêt, mais rien de vraiment grave ne s’observe jusqu’à la mousson 2019. A ce jour, je considère cet événement comme la plus belle réussite de ma carrière de défenseur de l’environnement.
Riche de ce succès, et sachant que le problème de feux de forêt est un problème qui concerne l’Himalaya d’Ouest en Est, je décide de compléter notre méthode de prévention par une technique qui pourrait aider les gardes forestiers à identifier les éventuels criminels qui malgré tout continueraient à mettre le feu. J’acquiers un drone dernier cri, et je le teste sur le terrain dès que j’observe un départ de feu. Le but étant de prendre la photo des criminels pour prouver de l’efficacité des drones en matière de surveillance des forêts.
Je prépare une vidéo pour les membres du gouvernement concernés. Le but est de convaincre le gouvernement mettre en place un programme de lutte contre les feux de forêt inspiré de notre méthode qui a prouvée d’être efficace. La vidéo est partagée à tous les responsables dont je reçois les adresses email grâce à un ami retraité du département des forêts.
Je ne reçois pas une seule réponse.
A nouveau, je me sens déçu et découragé. Le gouvernement n’est tout simplement pas intéressé par des solutions aux problèmes. Ils ont leurs propres intentions, plus ou moins cachées, et il me semble désormais naïf de penser que leurs intentions soient de veiller à une société belle, juste et durable.
COVID-19
En même temps, plus rien ne semble arrêter le succès d’Himalayan Ecotourism,… si ce n’est une pandémie qui paralyse complètement le tourisme. En 2020, nous n’aurons aucun revenu, et bien sûr aucune aide gouvernementale.
D’une certaine façon, cette pause forcée me convient. J’en profite pour faire le point sur mon travail, et sur le triste constat que le gouvernement ne fait tout simplement pas ce qu’il devrait faire.
Comment aider les initiatives et entreprises locale qui font du bon travail, comment offrir des technologies vertes là où c’est super important, comment réduire les feux de forêt dévastateurs de l’Himalaya sans l’aide du gouvernement ?
Je pense alors à fonder une fédération d’entreprises sociales travaillant dans le tourisme Himalayen. Je contacte des organisations avec qui je travaille déjà, puis d’autres organisations. Je contacte aussi des personnes, souvent des jeunes, qui veulent entreprendre, mais qui ont besoin d’un coup de pouce. Et je leur propose de rejoindre la fédération Himalayan Ecotourism. Je leur explique que le but est de s’entraider sur le plan des affaires, mais aussi en ce qui concerne les projets sociaux et environnementaux de chacun, de constituer une cagnotte pour permettre d’implémenter des programmes comme la lutte des feux de forêt, un peu partout dans l’Himalaya.
Au début, un bon nombre d’organisations sont intéressées. Mais la pandémie ne faisant que s’allonger dans le temps, les discussions s’arrêtent, tout le monde pense à sa survie en premier lieu.
Reforestation
A nouveau, j’essaie de recadrer.
Himalayan Ecotourism va reprendre, c’est sûr, mais quand ?
Pour offrir du travail au membre de la coopérative en attendant des jours meilleurs, et pour continuer à travailler pour l’environnement, je lève des fonds et lance un projet de reforestation. Nous visons le reboisement d’un immense flanc de montagne de plusieurs kilomètres carré complètement dénudé. Pour le financement, je pense au marché international du carbone atmosphérique, et en un mois, je lance les opérations.
La plantation et la protection des arbres est assuré par les membres de la coopérative, mais je profite de l’occasion pour donner des responsabilités aux femmes des villages avoisinants, non seulement dans la gestion des espaces reboisés, mais aussi en regard de l’éducation des enfants qui ne vont plus à l’école à cause de la pandémie.
Avec un peu de force, j’impose également à la coopérative la participation de femmes dans l’organisation des treks.
Ultimes efforts pour faire de mon travail de terrain, un programme holistique, intégrant tous les facteurs essentiels à un « développement durable ».
Des questions
Mais des questions se dressent toujours dans mon esprit. En août 2019, nous plantons 1500 arbres. En même temps, aux Etats-Unis, des milliers d’hectares de forêts partent en fumée du fait, en grande partie, de la négligence des gouvernements.
La société civile peut-elle vraiment nous sauver d’une catastrophe écologique annoncée ?
N’est-il pas vain de travailler à du très local sans soutien du gouvernement ? Est-ce vraiment de cette façon que je dois continuer à travailler pour ma mission de vie ? Quels sont les réels impacts de mon travail depuis la fac ? Les vrais problèmes qui m’inquiètent aujourd’hui sont à l’échelle de la planète. La société civile peut-elle vraiment nous sauver d’une catastrophe écologique annoncée ? Seuls les gouvernements peuvent engager des actions à la hauteur des problèmes de ce monde. Quelle serait une façon de travailler plus efficacement lors de ma deuxième partie de vie ? Comment forcer les gouvernements à ce qu’ils fassent ce qu’on attend d’eux ?
Nous sommes en 2022, et « Tintin dans l’Himalaya » cherche sa nouvelle aventure.
Dans la jungle du Jharkhand
Une réunion de la fédération des femmes comme nous en faisions tous les 15 jours.
Je pense que c’est grâce à ces femmes, si encore maintenant, je crois encore que les gens les plus simples peuvent apporter les changements nécessaires dans nos sociétés.
