La création de richesse par les entreprises s’accompagne presqu’inévitablement d’une destruction sociale et environnementale.
Une petite partie des fonds générés est ensuite redirigée vers les ONG afin de raccommoder les dégâts, en vain.
Ne serait-il pas plus sain de repenser l’entreprise pour qu’elle devienne ce qu’elle devrait être : un vecteur de bien-être social et économique durable.
A quoi les ONG peuvent-elles bien servir ? La question m’avait été posée par un expert en développement rural, alors que j’essayais d’élaborer un programme d’aide à une communauté tribale pour une nouvelle organisation dans l’état du Jharkhand en Inde. Je manquais manifestement d’expérience pour répondre intelligemment à la question.
A quoi pouvait bien servir une Organisation Non Gouvernementale si ce n’est à apporter une aide à des gens qui en ont besoin ? Naïvement, je n’avais même pas songé qu’en réalité, le besoin d’ONG résulte de l’échec des gouvernements à répondre à certaines problématiques sociales ou environnementales.
Par contre, j’ai assez vite réalisé que l’assistance proposée par les ONG pouvait être un problème en elle-même.
Comment aider tout en évitant que les assistés deviennent dépendants des ONG ?
Comment intervenir en tant qu’agent extérieur sans détériorer l’harmonie sociale et la culture locale ?
En résumé, comment savoir si l’intervention fait plus de bien que de mal ?
Ces questions sont essentielles et remettent bien souvent l’existence même des ONG en question, mais ici n’est pas notre propos.
Avant même de nous poser des questions relatives aux méthodes de l’aide, nous devrions nous demander quelles sont les causes sous-jacentes, les racines de la pauvreté et des dégradations environnementales. Supprimer les causes n’est-il pas plus simple que de guérir des maux qui, en fin de compte, ne sont pas inéluctables.
Cela nécessite d’identifier ce qui est à l’origine du naufrage économique, social, culturel et environnemental de la presque totalité de la planète Sapiens …
Le cas de la tribu Munda
Pour répondre à la question, je propose d’analyser le cas de la tribu Munda en Inde, que je connais assez bien, pour y avoir travaillé pendant 7 ans.
Quelques mois passés avec les villageois Munda, et on comprend assez aisément que la prospérité et le bien-être de la tribu reposent sur un environnement forestier de qualité, d’une part, et sur un système d’échange et d’entraide local et non-monétaire, d’autre part.
Donc, dès le départ, l’agent de l’aide au développement, le plus souvent de culture occidentalisée, se retrouve face à une société humaine fonctionnant sur base de valeurs et de mécanismes sociétaux radicalement différents.
Un séjour auprès des villageois Munda permet également d’observer l’influence grandissante de la modernité (je parle de la première décennie 2000) et ses conséquences sur la vie tribale.
Sous la forme d’entreprises de toutes tailles, la machine économique de l’Inde en pleine croissance détruit et épuise les forêts, les sols, les réserves d’eau, elle introduit des modes d’échange capitalistes, de la corruption, des conflits politiques et inter-religieux, et donne même lieu à des mouvements de rébellion et à du banditisme.
La société moderne, en apportant le développement, a littéralement anéanti l’écosystème dans lequel coexistait une communauté humaine et une magnifique jungle ressemblant à s’y méprendre à celle de Mowgli.
Travaillant avec des petites ONG locales, mon premier réflexe a été de vouloir préserver ce qu’il y avait encore à préserver, et pourquoi pas même restaurer ce qui avait déjà été emporté par le tsunami appelé développement.
Plantation d’arbres, reconstruction sociale et réseau d’échange solidaire étaient les composants les plus importants de notre programme dans une bonne quinzaine de villages.
Mais vouloir protéger une « île tribale » dans l’océan de la société néolibérale globalisée n’est pas simple, voire impossible. La forêt et les champs ne suffisent plus à subvenir aux besoins, les villageois sont forcés de gagner de l’argent, forcés de mettre un doigt dans l’engrenage de la machine économique, celle-là même qui détruit leurs ressources naturelles et leur identité tribale.
De plus, les quelques opportunités économiques qui se présentent aux villageois sont déjà accaparées par des businessmen venus d’ailleurs, et qui se sont installés sur les marchés de la région.
Les villageois sont payés une misère pour les produits de la forêt, comme des fruits et des plantes médicinales, qu’ils récoltent et vendent à très bas prix à ces businessmen.
Dès lors, nous décidons d’organiser en coopérative les quelques centaines de femmes qui travaillent avec mon ONG. Le but est de réunir les matières premières en quantité suffisante pour les vendre directement et donc à meilleur prix, sur les marchés urbains, en court-circuitant les intermédiaires.

Le succès de la coopérative, car il y en a eu, fut de courte durée. L’instabilité du prix des matières premières, plus la coopération entre les businessmen pour faire capoter notre entreprise ont eu raison de nos efforts en moins de deux ans.
C’est dans ce triste contexte, que toute personne travaillant pour des ONG locales vous diront que c’est la faute des « méchants businessmen ».
Et l’éthique dans tout ça ?
Je suis persuadé que les businessmen auraient pu collaborer avec la coopérative villageoise et négocier un deal plus équitable, mais cela ne rentrait pas dans leur logique – la logique du marché – où ceux qui sont en position dominante protègent leurs intérêts et privilèges.
Dans le fond, tout le monde travaille pour sa survie.
En village tribal, chacun veille à sa survie, mais surtout à la survie du groupe, l’esprit communautaire est très important.
Or, c’est un tout autre scénario entre les villageois et les businessmen. Dès que la relation sociale est absente –et c’est le cas entre les villageois et les businessmen-, quand on ne se connait pas, on se retrouve dans un environnement qui, surtout lorsqu’il n’est pas régulé, laisse la voie libre à des comportements purement égoïstes.
C’est dans la nature humaine, ou dans la nature tout court. La loi du plus fort prévaut dans une système social où les relations interpersonnelles sont inexistantes, et où le marché est le seul gendarme.
Force est de constater que, dans le contexte actuel, les communautés tribales et leurs belles forêts ne sont pas du côté des plus forts.
Il faut accepter l’idée que le monde néolibéral est ainsi fait. L’élite économique –souvent soutenue par l’élite politique-, et organisée en entreprises, exécute ses opérations marchandes de façon extrêmement exclusive, sans se soucier des conséquences sociales et environnementales.
Pourtant, on observe une limite à cette injustice. Une certaine autorégulation se met en place afin de garder le système dans l’espace imposé par cette limite. Est-ce aussi dans la nature, ou dans la psyché humaine, de ne pas accepter l’inégalité au delà d’une certaine limite ?
Ce brin de « compassion » vient peut-être de la réalisation, consciente ou inconsciente, qu’il existe un seuil à ne pas franchir dans l’exploitation des autres pour son propre profit, au risque de faire effondrer tout l’édifice économique, l’exploitant y compris. Une certaine réalisation de l’interdépendance des phénomènes. De la même façon qu’un cavalier ménagerait sa monture afin de garantir son arrivée à destination.
Quoiqu’il en soi, un peu d’éthique se manifeste.
Á l’échelle nationale, les gouvernements cristallisent cette éthique sous forme de lois sociales, histoire de préserver un certain degré de liberté et de bien-être pour chacun, mais elle émane aussi de la société civile, sous la forme d’ONG et autres œuvres caritatives, lorsque les gouvernements échouent.
C’est ainsi qu’à l’arrière de la machine capitaliste, laissant l’environnement et les communautés traditionnelles en ruine, s’organise un cortège de balayeurs et de panseurs de plaies, … les organisations sans but lucratif, sous la forme d’ONG lorsque l’on est en régions dites « en développement ».
Il est intéressant de noter que c’est avec l’argent généré par les entreprises, accordé sous forme de subventions et autres financements de projets, que le secteur du « sans but lucratif » tente de raccommoder les dégâts créés par ces mêmes entreprises.
Vu avec un peu de recul, cela n’a aucun sens. Et la question se pose tout naturellement : ne serait-il pas plus raisonnable de repenser le fonctionnement de l’entreprise de façon à la rendre créatrice, certes de richesse, mais également d’un bien-être social durable – entendez, dans le respect des milieux naturels – plutôt que la laisser fonctionner en machine destructrice des corps sociaux et environnementaux suivie d’ambulances de réanimation.
Vers une entreprise sociale, mon cas himalayen
Sur ce triste constat, un peu plus tard, je changeai de région et de métier, tout en gardant les mêmes objectifs sociaux et environnementaux.
Avec famille et bagages, je débarque dans une vallée himalayenne. Soucieux de subvenir à mes besoins financiers, je démarre une compagnie de treks et de voyages dans l’Himalaya (Himalayan Ecotourism). Dès le départ, je décide d’organiser ma nouvelle entreprise de façon à ce que je puisse dégager des surplus financiers qui serviront à soutenir mes projets sociaux et environnementaux.
Avec mes nouveaux collaborateurs, des locaux également menacés par les effets non-désirables du développement, nous décidons de travailler en mode de coopérative. La démarche est très importante, car dès le commencement, j’affiche clairement ma volonté d’établir une entreprise qui permettra à chacun de grandir équitablement. Mais j’y mets également une condition préliminaire : tous ceux qui veulent rejoindre l’entreprise devront participer à nos futures actions pour un développement durable de la région. Le deal est donc de travailler ensemble dans de bonnes conditions, mais en même temps, de devenir tous responsables envers les gens et l’environnement de la région où nous travaillons.
Je me positionne à contrecourant du modèle classique, sans le soutien des autorités locales, mais fort de la camaraderie de 65 villageois locaux.
Les débuts sont très difficiles. Nous ne sommes pas la seule compagnie de trek dans la région. Sans régulation de la part du gouvernement, nous sommes livrés à la seule loi du marché. La concurrence est impitoyable et tous les coups sont permis, sans arbitre pour veiller à ce que la lutte reste dans le cadre d’une certaine éthique.
Rémunérations avantageuses, surplus pour la coopérative, cagnotte pour les projets, équipement de qualité, tout doit rentrer dans le prix à faire payer à nos clients. Du coup, nous sommes forcément plus cher que la concurrence.
Fonctionner en entreprise sociale se traduit automatiquement par des coûts, et donc des prix plus élevés, mais qui sont en réalité plus justes, car ils intègrent les coûts de fonctionnement qui permettent à l’entreprise d’être ce qu’elle devrait être : un vecteur de bien-être social et économique durable. Dès lors, comment rester compétitif en affichant le juste prix, qui s’avère être plus du double du prix moyen prévalant sur le marché ?
Cette situation souligne clairement les limites du système néolibéral. Sans intervention d’une autorité compétente, les forces du marché, par le jeu de la concurrence, tendent à éliminer les acteurs économiques ayant des objectifs plus larges que la simple optimisation des profits financiers. Nous sommes probablement ici, face à l’aspect le plus tragique de notre système économique moderne.
Faut-il attendre que les gouvernements se décident à réguler les marchés nationaux et internationaux afin de forcer les entreprises à devenir responsables ?
Au vu de l’urgence climatique – pour ne citer qu’un exemple – et de l’inertie du système, mieux vaut ne pas attendre. Je pense qu’on appelle « entrepreneurs sociaux », ceux qui, malgré l’handicap que cela occasionne, choisissent d’organiser leur entreprise de façon responsable envers la société et l’environnement.
Survivre en tant qu’entreprise sociale…
Le sens de la responsabilité ne s’arrête évidemment pas à l’entreprise. Si mes clients n’avaient pas un minimum le sens de la responsabilité, mon entreprise sociale ne survivrait tout simplement pas. En d’autres termes, si Himalayan Ecotourism fonctionne, c’est parce qu’il y a des clients qui sont heureux de payer plus cher, sachant que leur choix favorise des mécanismes sociaux et environnementaux constructifs et non destructifs.
Malheureusement, si l’aspect social de l’entreprise était la seule raison pour choisir Himalayan Ecotourism, nous n’aurions probablement pas assez des clients se tournant vers nous. Il faut trouver d’autres arguments pour convaincre une plus large partie des clients à s’orienter vers nous.
C’est pour cette raison que nous faisons tout notre possible pour nous différencier des autres opérateurs grâce à la qualité de nos services. Le reste est une affaire de marketing.
Regardez par exemple comment le Lonely Planet nous introduit sur son site web :

Dans la description ci-dessus, la motivation sociale vient en premier lieu, mais elle est immédiatement suivie de la mise en valeur de la qualité de nos services. En plus de ses obligations sociales, l’entrepreneur social se doit d’offrir de meilleurs services ou produits.
Or, il semblerait que c’est naturellement le cas pour beaucoup d’entreprises sociales. Par exemple, les produits du commerce équitable ou les produits biologiques sont souvent bien meilleurs que les produits classiques.
Dans le cas d’Himalayan Ecotourism, qui n’offre pas de produits mais des services, les clients font également rapport d’une différence de qualité notable. Cette qualité est inhérente à la condition de travail de nos collaborateurs locaux, et surtout du fait qu’ils sont tous actionnaires, et donc propriétaires de l’entreprise. Nos clients partent donc en trek avec les propriétaires de l’agence, et non pas avec de simples travailleurs payés au jours de travail.
Incluants des coûts sociaux plus importants, les prix proposés par les entreprises sociales sont plus élevés, mais leurs produits et services sont aussi de meilleure qualité
En outre, il est fortement conseillé à l’entrepreneur social d’utiliser la bonne énergie disponible parmi les citoyens pour aider son entreprise.
Un entrepreneur classique dépense une partie de ses revenus dans des opérations de promotion, de publicité. Personnellement, je ne le fais pas, ou très peu. Plutôt, je vais passer du temps à afficher publiquement, surtout via les médias sociaux, le travail que mon entreprise réalise pour les communautés locales et l’environnement.
Cela attire des clients responsables, mais aussi, cela attire des volontaires, des stagiaires ou même des chercheurs universitaires qui deviennent de précieuses ressources humaines pour l’entreprise, et qui vont aussi contribuer à une meilleure visibilité des projets de l’organisation.
Ne négligeons pas non plus les différents labels et prix qui récompensent les entreprises responsables. Ce genre de reconnaissances renforce la crédibilité et favorise l’établissement d’une solide réputation.
Faire tache d’huile
Quand le succès de l’entreprise sociale est au rendez-vous, les concurrents classiques se tournent vers vous avec des yeux envieux. J’ai pu observer que mes concurrents analysent la façon dont nous fonctionnons et tentent de répliquer ce que nous faisons. Il faut s’en réjouir, mais aussi rester vigilant. Il faut absolument éviter le piège du greenwashing, de l’étiquette verte. Essayer de collaborer avec les concurrents qui montrent un effort de conversion vers l’entreprise sociale n’est pas facile, mais une bonne démarche. S’ils sont honnêtes, il faut les encourager, collaborer, s’ils ne le sont pas, il faut se défendre en dénonçant les pratiques de greenwashing, pour éviter de tromper les clients de bonne volonté.
Conclusion
Les entreprises sociales peuvent être des outils efficaces pour promouvoir le bien-être social et la préservation des ressources naturelles. Malheureusement, dans un monde où les forces du marché sont dominantes et peu régulées, l’entrepreneur social doit faire initialement preuve d’une volonté d’acier et de beaucoup de persévérance.
En place sur le marché, il faut veiller à maintenir une continuité entre la plus-value sociale et environnementale de l’entreprise, et la qualité de ses produits/services. D’habitude, c’est un phénomène qui s’observe naturellement. Quand, dans les processus de production, s’intègrent de meilleures conditions de travail et une meilleure gestion des aspects environnementaux, les produits offerts sont de meilleure qualité.
Dès lors, l’attrait de l’entreprise sociale ne réside pas seulement dans son éthique, mais également dans la qualité de ce qu’elle offre.
Quand le succès est au rendez-vous, l’entreprise peut alors utiliser son influence pour faire plier le système en place autour d’elle, forcer à partir de son réseau, l’établissement de mécanismes socioéconomiques plus durables et plus équitables.
Pour y arriver, il faut à tout prix attirer l’attention des gens locaux, puis des politiques, leur démontrer l’intérêt général des formes d’entreprises sociales dans leur domaine respectif, et ainsi encourager l’instauration d’un cadre législatif qui favorise l’émergence d’entreprises plus responsables.
Au final, tout repose sur « le consommateur » qui par son choix judicieux, volontaire et responsable, pour ne pas dire engagé, pourra accorder l’énergie nécessaire aux entreprises de bonne volonté, celles qui veulent façonner le monde de demain en un monde moins immonde, en sortant de l’hypocrisie néolibérale.
