En Inde, on ne dit pas merci, ou très peu.
Séjournant dans le pays depuis pas mal de temps, j’ai tendance à abandonner la pratique du « remerciage » à tout bout de champ, dont l’usage est pourtant vigoureusement préconisé dans nos contrées.
Quand je passe quelques temps en Europe, les gens s’étonnent de mon impolitesse.
Lorsque je demande : Jean-Paul, passe-moi le sel ! Je le reçois, mais ne dis pas merci.
Stephan, tu ne dis pas merci, fini-t-on par me demander d’un air un peu vexé.
Je ne sais jamais trop quoi répondre…
Cet article s’adresse à tous ceux qui ne comprennent pas mon manque de merci.
Posons-nous la question : pourquoi disons-nous merci ? Le merci, en fait c’est quoi ?
Tu fais quelque chose pour moi, je te rends quelque chose en retour, une parole. Il s’agit donc bien d’un aspect particulier de notre rapport à autrui. Le merci fait partie de notre système d’échange impliquant le don. Le don crée une dette, le merci paye (en partie) notre dette envers le donneur.
Le merci fait d’habitude plaisir à celui qui le reçoit. Lorsque nous rendons service ou donnons quelque chose à quelqu’un, nous recevons directement quelque chose en retour qui valorise notre action.
C’est probablement pour cette raison qu’on le préconise dès le plus jeune âge : « dis merci, mon poussin ». C’est la moindre des choses…
Donc, le plus souvent, le merci permet de réguler le rapport entre deux personnes.
Vu comme ça, le merci témoigne de l’approche très individualiste de notre rapport à autrui. Après avoir fait un don à « toi », mon « moi » attends directement quelque chose en retour.
J’ai un jour demandé à un ami indien pourquoi ils utilisent très peu le merci en Inde.
Il m’a répondu que chaque jour, chaque hindou, lors de la prière du soir, remerciait Dieu pour toutes les bonnes choses qui lui était arrivées dans la journée, et que cela suffisait. Inutile de mitrailler des mercis à longueur de journée, une simple gratitude à l’être suprême fait l’affaire.
A partir de cette explication et d’autres expériences vécues en Inde, j’ai beaucoup réfléchi à la question du merci dans ce pays, et je pense avoir capté quelque chose.
Pour comprendre, je propose d’imaginer la scène suivante.
Un incendie se déclare dans une maison inaccessible aux services de pompiers. Une chaine de voisins se constitue pour faire passer des seaux d’eau d’une personne à l’autre jusqu’à l’incendie. Attendrions-nous de la personne qui reçoit un seau, qu’elle dise merci à celui qui le donne ?
Non, bien sûr, car l’acte de donner le seau d’eau n’est pas orienté vers la personne qui reçoit le seau. L’acte est réalisé envers un objectif commun qui est d’éteindre l’incendie.
De la même façon, en Inde, on ne dit pas merci, car le rapport à autrui est en fait beaucoup plus communautaire, collectiviste. L’acte individuel est réalisé de façon à ce que l’ensemble fonctionne bien. Si je rends un service à quelqu’un, c’est en fait à toute ma communauté que je rends service. Si je reçois un service, c’est car je suis utile à ma communauté.
Voici un exemple concret. Dans mon village de l’Himalaya, il n’y a pas de route. Tout doit être porté par un chemin qui grimpe à flanc de montagne. Si un villageois décide de construire quelque chose, il faut amener briques ou pierres par le chemin.
Le villageois en question va demander l’aide de tous les autres villageois. Pendant toute une journée, l’ensemble des villageois va transporter le matériel jusqu’à l’endroit voulu.
En fin de journée, le villageois qui a demandé l’aide va offrir de la viande et de l’alcool local « maison ». C’est la fête, on passe un moment agréable tous ensemble.
Pas un sous n’aura été déboursé, pas un merci n’aura été prononcé, mais le travail est fait et la journée se termine par un événement social qui soude les rapports entre tous. En offrant nourriture et boissons, il « remercie » en fait sa communauté, et pas l’individu.
En occident, s’il n’est pas réglé par de l’argent, un échange nécessite l’utilisation du merci.
En Inde, l’échange, le service et le don apparaissent comme quelque chose d’utile à un niveau supérieur, un niveau qui se situe au-dessus de l’individu.
L’individu n’est donc pas remercié, il est simplement un élément d’un système d’interdépendance, un membre de sa communauté, et il peut compter sur les autres.
Donc ne vous inquiétez pas, si je ne vous dis pas merci lorsque vous l’attendez, c’est parce que je vous considère comme un membre important de ma communauté, comme une personne qui peut compter sur mon aide quand c’est nécessaire.
Si je vous dis merci, c’est que je veux directement payer ma dette, et que je ne souhaite pas être redevable de quelque chose… 😉
