Une rando très spéciale – Partie 1

Cela faisait déjà un moment que je souhaitais grimper jusqu’au sommet de la montagne sur laquelle je construis ma maison.
Ma maison est située dans un village qui surplombe la vallée de la Tirthan, quelque part dans l’Himalaya indien. La Tirthan est l’une des trois principales rivières ayant source dans un massif montagneux déclaré parc national il y a une bonne dizaine d’années, et très récemment inscrit sur la liste des patrimoines mondiaux de l’humanité par l’UNESCO. Si la nature du parc n’a que faire des titres qui lui ont été attribués, elle peut néanmoins  jouir de la vie sans routes, villes, usines et autres inventions humaines. En Inde, on ne rigole pas avec l’appellation « parc national » équivalente à « humains non-admis » et c’est une très bonne chose, du moins pour la vie sauvage.

Mon village devant le parc national

A l’occasion de Diwali, une fête hindoue qu’on pourrait comparer à Noël pour son importance familiale, les villageois de mon village organisent chaque année un mini pèlerinage jusqu’au sommet de notre montagne appelée Lambri. C’est avec beaucoup d’enthousiasme que j’accepte leur invitation pour les accompagner.

Notre montagne atteignant tout de même les 3600 mètres d’altitude, et le trek nécessitant une nuit en forêt au mois de novembre, je leur demande ce que je dois apporter comme matériel et nourriture. Réponse, une couverture pour dormir, et des biscuits pour manger en dehors des deux repas qu’ils prépareront en haut. Bien me dis-je, nous sommes loins des préparatifs à l’Européenne, cela me plaît. Je n’en demande pas plus, autant garder les incertitudes concernant le trek comme un plaisir de découvertes exotiques. Je ne croyais pas si bien dire…

Une quarantaine de personnes se rassemblent le matin au centre du village. Il y en a de tous les âges. Le plus jeune est un bébé d’un an. Il doit y aller car, pour la première coupe de cheveux des enfants, il est de bonne augure d’user de la paire de ciseaux au temple de Skirn, antécime de Lambri, où un temple accueille les Dieux locaux en procession avec leurs hordes de villageois. Les plus vieux, je ne pourrais pas dire leur âge, mais il est sûr qu’on n’oserait pas, même en imagination, envoyer nos si vieux pour un trek à 3600…

Mes amis villageois ne sont pas riches, c’est chaussés de sabots en plastique ou autres baskets trouées que tout le monde se met en route. On y va par petits groupes qui démarrent  à quelques minutes d’intervalle. Je fais partie du groupe qui jouira de la compagnie de deux moutons. Deux repas, donc deux moutons.

Sur le chemin glacé

Je ne me rends pas encore bien compte de l’organisation. Mais je peux voir que beaucoup portent toute une série d’ustensiles pour l’intendance. Personne n’est passé chez Décathlon. Le matériel de trek est le même que celui de la maison. Suffit de savoir porter. Le cartable du gamin sert de sac à dos sur lequel on accroche casseroles, bidons et autres sacs à provision. C’est moins aérodynamique qu’un beau sac high-tech, mais ça fonctionne ! Et puis, il n’ont pas vraiment le choix, le niveau de leur revenu annuel est un vaccin très efficace contre la maladie consumériste.

Le rythme de marche est assez soutenu et les pauses très espacées. C’est plutôt l’envie d’un bidi (cigarette indienne roulée dans une feuille naturelle) qui pousse à l’arrêt, que le manque de souffle. Nul ne souffre de la montée sauf un des mouton qui est trop vieux pour une telle escapade. Il tremble sur ses jambes et ne veut plus avancer. Mon voisin donne son sac à quelqu’un d’autre et soulève le mouton pour le mettre en écharpe sur ses épaules. Il passera d’une paire d’épaules à l’autre jusqu’à destination.

Même si les bêtes seront tués pour les repas, ils sont aimés et respectés par les villageois. Connaissant les plantes que les moutons aiment, certains récoltent de quoi leur offrir un bon snack. Surtout que, la végétation changeant avec l’altitude, on ne trouvera plus rien qui leur plaisent après deux ou trois heures de marche.

C’est donc par une marche en forêt, soutenue, mais très joyeuse, qu’on finit par arriver à la première et dernière vraie pause du jour. « Chanan Tchatch », tchatch signifiant « endroit plat et dégagé » en langage local, un endroit cool pour un bivouac. C’est également le seul point d’eau sur la route. Pas de panique, on remplit les bidons, puis on allume un feu pour faire le tchai (thé au lait) et réchauffer quelques parantha (pains non-fermentés fourrés au goût du jour). Mon GPS affiche 3100m.  Plus que 300m de dénivelée pour arriver à Skirn et son petit temple où nous passerons la nuit. Etant partis de 2000m, je m’étonne que la seule pause du jour soit si proche du but.

L’arrêt à Chanan Tchach

On reprend, ça grimpe sec. Le chemin ne fait pas de chichi comme un bon GR de chez nous. Il s’élance à plein gradient de la pente. Il commence aussi à faire rudement froid, le sol est gelé, les feuilles craquent sous les pas. On arrive à Skirn en fin d’après-midi. Nous pouvons enfin voir les beaux sommets enneigés du parc national en se reposant au soleil.

On commence par une « puja » (sorte de prière) générale. Chacun s’avance vers le centre du temple où repose le Dieu en forme de statuette pour lui donner des fleurs et autres petits cadeaux.
L’ambiance créée par l’instant de prière, les branches tortueuses des arbres souffrant de l’altitude, les rayons orangés du soleil pénétrant le temple, l’encens fumant de tous les coins, les fleurs multicolores autour de la statuette sacrée, la gueule du vieux prêtre à longue barbe grisonnante, et les silhouettes des sommets enneigés prenant les couleurs du couchant, est parfaite pour transporter chacun dans un état extatique.

Le prêtre à longue barbe 🙂

La puja terminée, tout le monde s’active pour préparer le repas du soir. On apporte un des moutons au-devant du temple pour le sacrifice. Une nouvelle prière est effectuée pour offrir la vie du mouton au Dieu. Deux hommes maintiennent le mouton immobile, un autre attrape la grande serpe et frappe une dizaine de coups dans la nuque du mouton, jusqu’à ce que la tête se détache.

Le sang chaud et fumant s’écoule du corps et de la tête. Un sourire de satisfaction s’imprime sur le visage des hommes. Une fois vidée de son sang, la tête est posée dans le temple auprès du dieu. Etrangement, le regard du mouton mort est paisible et bienveillant, comme si le Dieu du temple avait quitté la statuette et pris place dans ses yeux qui resteront ouverts. Ça change de l’hostie et du vin de messe.

Cela parait cruel, mais je vous jure que cet animal a eu une belle vie ! Pas comme ceux de chez nous 😦

Les sacs vidés de leur contenu, les ingrédients du repas apparaissent. Non, nous ne mangerons pas de la bouffe lyophilisée. Tout est là pour faire un repas de fête, à l’indienne évidemment. Chacun est occupé à une tâche. Les vieux coupent les légumes, des jeunes filles apportent du bois pour les feux, un groupe de femme est déjà occupé à cuire les chapatis (petits pains en forme de crêpe) sur une grande plaque en métal, d’autres encore déroulent des bidis pour en récolter le tabac, y mélanger du charas (marijuana) et en faire des joints.

L’usine à chapatis, en plein air !

La plante de cannabis est ici une plante mi-sauvage, mi-cultivée dont les utilisations sont très nombreuses.
Bien sûr, elle est consommée de différentes façons pour ses effets psychotropes. On en fait du haschisch que l’on fume, on prépare les feuilles en pakora (beignets de légumes), on prépare un chutney (sauce épicée) avec les graines, etc. J’ai même vu des gens se rouler dans les buissons de cannabis tout en dévorant ses parties aériennes.
Quand c’est la saison de la récolte du haschisch, tout le monde se met à la tâche, les enfants comme les plus âgés.
C’est assez facile, il suffit de se promener, de s’arrêter quand on trouve un plant de cannabis, d’enserrer les parties fleuries entre les deux paumes de la main et de les rouler délicatement. Sous la pression, la résine s’échappe de la plante, colle dans les mains, et s’accumule peu à peu.
Après une heure de travail, les paumes sont complètement brunes d’une mince couche de résine. Ensuite, il suffit de presser fortement les deux paumes l’une contre l’autre en les pivotant. La résine se détache, on la récupère pour faire une petite boule… de haschisch.
La fibre de la plante est également utilisée pour faire des cordages, des chaussures, des paniers, des sacs, etc.

Monter à Skirn et Lambri, hauts lieux sacrés, est une véritable rencontre avec les divinités locales, l’alcool est dès lors interdit. On m’avait même prévenu que, si je désirais obtenir quelque chose des Dieux séjournant là-haut, je ne pouvais pas boire d’alcool pendant les 24 heures précédant le départ. Par contre, il n’y a aucune restriction concernant le haschisch. Shiva lui-même était un Bhangi, un fumeur de bhang, un fumeur de cannabis.
Il faut savoir que les Dieux hindous sont souvent des personnages extraordinaires ayant réellement existés. Lambri est juste en face d’une montagne nommée Shrikhand Mahadev et représentant, par sa forme élancée,  les attributs masculins de Shiva. Fumer un pétard en face de Shrikhand Mahadev est donc presque un hommage à Shiva.

Shiva est un des trois dieux de la trinité hindoue. Il est le destructeur. Les deux autres sont Brahma, le créateur, et Vishnu le protecteur, le stabilisateur.

Chez nous, on considère que Dieu est certes créateur, mais qu’il est uniquement bon, et que dès lors sa création est bonne également. C’est probablement pour cette raison qu’on s’étonne qu’il y ait des guerres, des voleurs et autres revers de la médaille. Mais que fait Dieu ?
Pour comprendre les malheurs du monde, il a fallu introduire un autre concept, celui du diable, le malin. On a d’un côté, Dieu le bon, plein d’amour, et de l’autre le Diable, le mauvais plein de haine. Cela crée une vision du monde polarisée, manichéenne.

La mythologie hindoue, et la philosophie qui en émane, s’inspire très fortement de ce que l’on peut observer dans la nature. Le cosmos est régi par des forces qui sont invisibles, mais que l’on peut sentir et deviner dans les phénomènes naturels. Chacune de ces forces est assimilée à un caractère qui prend la forme d’un Dieu. Le panthéon hindou est dès lors composé de centaines de milliers de Dieux. Il serait pourtant faux de considérer l’hindouisme comme étant une religion polythéiste. Ce ne sont pas des Dieux comme nous entendons Dieu. Dieu est unique, mais il possède des formes infinies, il est en fait présent dans chaque élément du cosmos, il est l’unité dans la diversité.

Les trois forces principales, la créative, la destructive et la protective font donc partie de Dieu et permettent de comprendre le monde sans devoir passer par les concepts du bien et du mal.

Une philosophie qui prend forme dans les phénomènes naturels ? Intéressant. Je tente d’essayer la méthode hindoue au sommet de Skirn.

Malgré les 3400 mètres d’altitude, Skirn est un site naturel extrêmement riche. Lichens, mousses, herbes, buissons, arbres, insectes, mammifères et surtout oiseaux s’y rencontrent dans une incroyable diversité ! Chacun de ces êtres possèdent la vie, mais se présentent sous des formes différentes.  Sachant que tout a probablement commencé par l’apparition d’une cellule primitive il y a quelques trois milliards d’années, j’ai du mal à imaginer comment la nature en est arrivée à une telle complexité. Je me demande : mais que cherche-t-elle? Parce que cela s’apparente assez facilement à une recherche.

La nature se divise, se diversifie, se complexifie sans cesse. C’est comme si elle créait en permanence des chemins pour explorer. Chaque individu de la nature, vous et moi compris, est un chemin qui cherche, qui expérimente ce monde tragicomique, et qui transmet des réponses à la nature. Il doit bien avoir une raison à cette recherche.
« Que cherche-t-elle ? » La question revient dans mon esprit. Mon regard se tourne vers le prêtre qui s’était mis en position de méditation devant le couchant. Il a l’air de vivre la vie comme un chat se repose sur un radiateur en hiver. Il est un chemin de la nature qui semble être satisfait de l’instant présent. Cela me fait penser que la nature cherche une forme de béatitude, une béatitude pleinement conscientisée. Serait-ce l’ultime but de cette recherche ? Je n’en sais rien. Ma tentative de deviner les secrets de la vie en observant la nature manque probablement de pratique. Je me concentre. « Soulever le voile des illusions pour laisser apparaître une autre réalité, c’est ainsi que nous voyons juste », m’avait un jour dit un sage hindou.

Pour ouvrir une nouvelle voie, la nature a besoin d’un nouvel individu. Il faut un moment de création, une naissance. Mais créer ne suffit pas, pour faire place à du neuf, il faut un moment de destruction, une mort. Et pour qu’entre la création et la destruction, l’existence puisse être suffisamment riche en expérience, il faut une certaine stabilité, il faut protéger les environnements individuels et sociaux pour que puisse s’opérer des processus, des expériences, des développements.

Les trois forces agissent en permanence à tout niveau de l’existence. N’avez-vous jamais eu une impression de honte en repensant à des comportements que vous avez eu dans le passé?  « Ouf », vous êtes-vous dit, « je ne suis plus comme à ce moment ». Cette période de vous a été détruite, vous avez créez une nouvelle personne, meilleure à vos yeux. Et vous avez pu le faire, et vous en rendre compte, car l’environnement dans lequel vous avez vécu a été suffisamment stable. Nous émergeons au sein d’un tissu social possédant une culture, des valeurs qui nous offrent des références. Nous les trouvons confortables et nous permettent de grandir. Mais un jour on se sent tous l’âme d’un révolutionnaire, on veut détruire ce qui constituait notre berceau car on sait que l’on peut, et que l’on doit, faire mieux. Cette force, c’est celle de Shiva, et elle est naturelle.

La destruction et la mort, tellement sombres, tristes et incompréhensibles dans notre culture occidentale, sont des aspects essentiels de la vie dans les cultures orientales. Ce n’est pas quelque chose de mauvais en soi, c’est une nécessité en regard des objectifs de la nature.

Pendant les préparations du repas, en tant qu’invité spécial, je suis exclu des activités. Je me charge alors de prendre les photos. Les couleurs et les visages sont magnifiques, je suis ravi.

Après le couché de soleil

La nuit tombe pour de bon, je n’ai plus rien à faire, et il ne tarde pas à geler. Je vide mon sac de tous les vêtements chauds et m’accroupi près d’un des trois feux, comme tout le monde. Je passerai une bonne partie de la nuit de cette façon. La face avant de mon corps brûlant avec les radiations du feu vif, la face arrière recevant un vent glacial. Le repas est prêt, nous mangeons dans des assiettes en carton à la lueur des feux.

Je vous aurais bien écrit que je suis allé me coucher et que je vous raconterai la suite demain matin. Mais, je n’ai pas dormi de la nuit, et j’ai donc encore plein d’histoires nocturnes à raconter.

La suite dans la partie 2.

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